Sacré lieu, Sardaigne

Christopher Stead, Octobre 2019

Chaussée antique menant à Curru tundu, le 21 juillet 2019

Sacré lieu, Sardaigne

Dans la tradition occidentale la notion de lieu s’entend distinctement τοπος[1] (topos) ou τυπος (typos), genèses d’Architecture que nous conformons progressivement en contexte changeant. L’une, géophysique, ancre l’espace dans le temps. L’autre confronte la mémoire humaine avec l’espace et le temps, en métamorphoses à l’infini. Matière première de toute œuvre onirique, architecture comprise, personne ne l’a souligné autant que Tarkovsky, en thème central d’une œuvre cinématographique robuste.

Monte d’Accoddi, le 27 août 2010

Il s’agit aussi des circonstances de la rencontre de l’autre et de ce que cela donne. Ainsi le terme ‘congrégation’, aux sens multiples, éclaira nos conversations de juillet, alors que nous parcourrions la Sardaigne, par de belles routes peu fréquentées ; à la recherche d’une destination, une destinée partageable. La puissance d’attraction de cette île est telle que j’y avais reconnu une force que je qualifiais déjà de tellurique. Même sensation chez de nombreux amis consultés. Non pas que ce mot avait pu signifier une chose très claire pour moi auparavant, mais semblait approprié.

L’exercice d’enrichir son langage par l’expérience du lieu donne sens palpable au verbe educere, mener dehors. Se laisser éduquer en souplesse par les lieux serait notre but. Notre parcours se ploierait dans bien d’autres tournants que balnéaires. Nous visions quella degna Sardegna, ladigne Sardaigne, à l’esprit millénaire.

Ici la Mère Terre donne littéralement à vivre à ses enfants, qui la respectent, la chérissent. Ils en sentent les bienfaits jusque dans le lait qui les alimente, socle de l’économie pastorale, fromagère et de bouche. Ces enfants sardes, à la longévité exceptionnelle, sont bien heureux, nous paraissait-il. Chacun semble encore pouvoir vivre, et bien vivre, au rythme que leur imposent ses dures et strictes règles.

A une dame âgée de Sedilo[2] nous avions demandé direction pour le sanctuaire[3] de San Constantino (Santu Antine)[4]. Je n’ai pu m’empêcher de dire Vous êtes heureuse, vous avez un très beau sourire. Lequel s’élargit encore avec sa réponse Je suis vieille, comme si ces choses allaient naturellement ensemble.

Décidément, l’excès est de trop, et la pauvreté relative préserve femmes, hommes et architectures, nous l’avons constaté. Déjà un indicateur de ce que nous cherchions, deux confrères en quête de vrai sens (aux lieux, à la vie qui s’y déroule) et assoiffés de pareil bien-être, le tout conjugué en un lieu où graviter avec les nôtres.

Une amie de longue date, de quelques années mon aînée, insista pour faire ce voyage. Rencontrés il y a quarante ans à Milan, depuis 1979 nous échangeons sur tout ce qui touche à la pratique de notre discipline ; de façon sporadique, en raison des activités familiales et des contraintes professionnelles de chacun.

Sortir des déserts traversés, faire sens enfin de nos parcours tortueux, se rendre en pays de miel et de lait. Voilà un défi commun, face à la stupidité grandissante d’un métier désormais banalisé, gavé de formations continues, excessivement truffées de supercheries commerciales. Point d’Architecture à glaner là, plutôt des ennuis mortels.

Le choix de la Sardaigne s’est imposé comme une évidence. Il fallait s’en imprégner, revenir à l’essentiel, écarter l’incrustation mentale d’années de métier fourvoyées par les exigences capricieuses et exagérées des tenants de pouvoir. Nos clients, instances ordinales et étatiques, le cadre contractuel chronophage, toutes vanités car ratant l’essentiel. Communier en quelque sorte avec l’intelligence de nos ancêtres bâtisseurs, reléguée trop souvent aux marges de la vie professionnelle pratique, alors qu’elle est au centre de nos interrogations profondes, c’est-à-dire : que faire, comment faire, et avec qui ?

Rechercher plutôt une vérité qui p e r m a n e (mot à prononcer très lentement, svp) ; en soi, en l’autre, par l’effet cathartique qu’opère la rencontre avec des paysages et des architectures. Etre simplement dignes de l’appellation Architecte, car capables de se laisser enseigner par l’Architecture elle-même[5].

Mon amie avait accueilli l’idée sur un ton jubilant, métaphorique : En Sardaigne, il y a l’eau. Et la montagne ! C’était quai Voltaire, à Paris, au mois de mars. Elle renferme six continents, lui avais-je répliqué. Axiome que je n’ai cessé de vérifier, en scrutant la diversité des paysages et des constructions. Ces continents, fondus en stratifications historiques, préhistoriques, se superposent dans le temps et l’espace de nos cerveaux, j’ai saisi depuis. Ainsi que dans la matière proprement insulaire, les pierres, la terre, l’eau, le soleil, la végétation et les êtres vivants.

J’avais encore en mémoire l’extraordinaire sensation que m’avait procurée, une décennie auparavant, la découverte des terrasses rudimentaires du Monte d’Accoddi[6], unique ziqqurat de modèle mésopotamien en dehors de l’Asie mineure[7]. Quand on y monte d’entre les rivières Mannu et Ottava, par une chaleur épouvantable, on comprend pourquoi cet autel à sacrifices, une rampe pour mener à son sommet, a été construit précisément là. Comme l’Acropole et la Casa Malaparte de Libera (à volumétrie inspirée), il s’adresse à la mer.

C’est un lieu de congrégation, sacré, aux allures vétérotestamentaires étonnantes.

Ici le vainqueur Abram aurait rencontré Melchisédech lui vouant la dîme de tout ; ici Jacob rêveur aurait dominé l’Ange de l’Eternel, jusqu’à se faire bénir ; ici Elkana pouvait choyer sa préférée Pennina, mère (encore stérile) du prophète Samuel ; lequel a couronné les premiers rois d’Israël en pareil lieu ; ici le prophète aurait dépecé Agag, le roi féminicide d’Amalek, sans ciller.

 Architecture primitive, vieille de 6000 ans. Lieu de rencontre, lieu d’holocaustes, lieu de miracles, lieu de justice. A Moi la vengeance[8],mœurs mésopotamiennes obligent. Ici on se réjouissait dans le sang, à la Bataille, et on secouait les cieux.

En pareil lieu Elie s’est plu à vexer et à rendre fous les prêtres de Baal, en les défiant à creuser des tranchées, à les remplir d’eau, et à invoquer leurs dieux sourds. En pareil τοπος l’éclair du tonnerre, prisonnier des montagnes limitrophes, a pu faire flamber contre toute attente – elle avait été bien longue – l’offrande bovine trempée, sur une telle immense et plate forme, du grand spectacle.

La position centrale dans le creuset de la plaine devait favoriser l’épiphénomène.

Monte d’Accoddi est le point focal et sommital (puisque ‘pyramide’ primitive, ou ‘montagne’ artificielle, d’un genre très particulier) au milieu d’un paysage étendu.  On a envie de dire ‘tendu’ aussi, tellement l’horizon terrestre y est contenu, étriqué, suffocant.

 C’est un tabernacle à ciel ouvert[9], et ses parois immenses ne sont que des rangées de montagnes, à des dizaines de kilomètres, qui se lèvent comme les bords d’un vaste chaudron. Son centre, légèrement rehaussé par rapport au relief buissonnier immédiat, sert de lieu où la congrégation converge et se pose. Modeste offrande de soi et des siens dans l’immensité du vide entre terre et ciel, on y venait chargé, pour repartir les mains vides, mais le cœur plein.

Les rites de fertilité y étaient pour quelque chose, et une population insulaire, soumise aux convoitises d’envahisseurs, devait se reproduire en assez grand nombre pour se défendre. Mais aussi se mêler à d’autres peuples, sceller des alliances, interroger les cieux.

D’où les menhirs, marqueurs de lieux de congrégation, que l’on trouve dans les plateaux de la Sardaigne. Avec une spécificité sexuée, ouvertement phallique ou féminine. Découvrir l’œuvre colossale, dont on imagine la mobilisation nécessaire à la réaliser avec des outils rudimentaires, coupe le souffle. Curru tundu[10] se dresse au bord d’un chemin antique, où des sillons creusés dans le rocher vivant témoignent de flux multiples de roues de charrues.

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Curru tundu, le 21 juillet 2019

La puissance de tels lieux explique comment un peuple peut trouver son identité dans l’acte même de venir à la rencontre de l’autre, se désaltérer en réjouissances à la source d’eau. Communément, archéologues et alii, appellent religion ce vouloir célébrer ensemble. De telles rencontres présupposent détermination, obéissance, rejet de l’improvisé[11], adoption d’un rituel ou d’une liturgie.

Personne ne reste à la maison, pour ainsi dire. C’est à cela que tend toute congrégation, et c’est le lieu qui sacre les rapports entre participants, notamment entre femme et homme.

Que l’on croit ou non, le lieu sacralisé sert toujours pour sceller l’Alliance des noces[12].

Si biblique soit-t-il, Monte d’Accoddi est bien un site païen, et nous touchons là à ce qu’il convient de désigner par archétype. Peut-on en tirer des principes pour l’Architecture, une démonstration métaphysique de la manière par laquelle les choses spirituelles peuvent se manifester, et laisser des traces, dans le matériel ? Notre interrogation n’est pas nouvelle, et a certainement dû être au centre des préoccupations de ceux qui ont typé d’autres lieux de congrégation ailleurs, dont des architectures propres à la Sardaigne.

On pense aux nuraghi, constructions énigmatiques de l’âge du bronze[13], et emblématiques, s’il en est, de la culture sarde. On en connaît le nombre[14], leurs collocations dispersées dans le territoire, la plate forme sommitale en consoles lignées[15]. L’architecture fortifiée proto-renaissance de la péninsule italique en a sublimé le souvenir en ouvrages maçonnés. (Chez Filarete[16] et d’autres ‘traiteurs’ de la chose militaire, éclairés par la domination pisane de l’île, quelque siècle auparavant.)

Que le nuraghe soit ancêtre de nos châteaux-forts continentaux, nul doute.

On ne peut que spéculer sur leur fonctionnement, leur but exact. Les hypothèses, qui foisonnent, n’ont pas d’importance, leur vérisimilitudenon plus. Importe l’œuvre bâtie, et ce qu’elle nous enseigne d’elle-même. Il suffit d’observer comment les arbres cassent le rocher dans les environs pour saisir que le constructeur de nuraghe s’est épargné des efforts inutiles, pour mieux déployer sa prouesse dans l’érection de formes géométriques quasiment parfaites, avec un matériau déjà dégrossi que la Nature lui fournissait.

Chose certaine, les complexes nuragiques étaient des lieux de congrégation, liés à l’exercice du pouvoir[17] (ne serait-ce que pour les réaliser), donc très certainement au développement de cultes. L’architecture elle-même et sa collocation dans le paysage nous le disent. Nous n’avons pas besoin d’autres explications.

Puits sacré de Santa Cristina, le 19 juillet 2019

Les puits sacrés[18], d’un autre registre constructif, rassemblent des éléments préfabriqués hors site d’une très grande précision. Ils prouvent que les Sardes antiques n’étaient pas moins instruits dans l’art de bâtir des formes parfaites que leurs homologues égyptiens[19] et grecs, notamment de Mycènes[20], grands amateurs de θόλοι (tholoi)[21]. Ils les dépassaient en dépouillement, à l’instar de leurs cousins étrusques. Nous en jugeons, bien entendu, sans tenir compte de l’éventuelle polychromie ornementale des parois, que l’on connaît pour les étrusques, les grecs, les minoens, les romains, et même les puniques, mais ignorons paraît-il pour les bâtisseurs indigènes.

 La construction ultérieure de sanctuaires catholiques,  à proximité de certains nuraghi, témoigne de la continuité de fêtes saisonnières, sans interruption ou décalage, mais au pied d’une architecture bien distincte. Eviter à tout prix la consanguinité[22], et promouvoir un sain mélange, voilà au fond ce qui sous-tend de telles manifestations religieuses, héritières de rites païens.

Ces sanctuaires donnent encore lieu à la sagra, fête populaire archétype, à l’instar des rassemblements de populations limitrophes qu’a pu connaître Monte d’Accoddi, où chacun participe à hauteur de ses attentes. Le sagre donnent lieu à la compétition, à l’expression saine d’une affection réciproque entre les sexes. J’ai vu cela un soir à Laconi, quand de jeunes cavalières et cavaliers se quittaient après leur tournoi chevaleresque. Tous les sens s’éveillent. La nuit respirait l’amour naturel pour le congénère, la satisfaction d’ébats futurs débridés. Et pas seulement de retour aux haras. Le lendemain la ville en restituait encore et l’accueil qu’on offrait à l’étranger que je suis était tout autre que frigide. A ce moment même, j’ai pu comprendre ce que signifiait la flèche d’Eros qui transperce âme et corps, une énergie vitale subie, venant sur le champ d’on ne sait où.

Dans un autre contexte (Alghero, en l’occurrence), mon amie, qui est aussi mère soucieuse de la jeunesse et de son avenir conjugal, m’a fait remarquer que l’érotisme naturel des jeunes Italiens – disparu, d’après elle, de la place publique péninsulaire désormais – se vit encore au grand jour, dans ce milieu insulaire. C’est bien un deuxième indicateur rassurant, pour une destinée qu’on voudrait féconde, durable pour notre espèce.

Cela relève du bonheur, aussi pour les personnes âgées, qui en soirée bordent les places de leurs silhouettes immobiles, feignant de communiquer par la parole. Au fond c’est leur attroupement sans faille, au rythme de leur vie passée de bergers, qui détermine leur attachement au lieu, et aux congénères. Ils forment une congrégation de ceux qui n’ont peur de rien, et qui savent défendre un troupeau. Leur relation à l’église romaine peut être polémique. On n’aime pas, on nous l’a dit, que les prêtres ‘modernes’, sous prétexte de ‘restauration’, modifient la chose factice (architecture enduite et peinte) en chose bassement matérielle (construction ‘authentique’), si belle que soit la nudité minérale qui en résulte.

C’est pourquoi, quand on est architecte, il faut apprendre à faire attention…

Aussi sûrement que le nuraghe s’est développé de façon homogène dans toute l’île, autour d’un modèle autochtone idéal, l’architecture pisane s’est diffusée avec constance sur tout le territoire sarde à partir de modèles importés. Pise y a trouvé un grenier qui lui permettait de rivaliser en puissance navale avec Gênes, et y a laissé durablement le sceau de son catholicisme missionnaire. Bien avant elle, les Carthaginois (grands rivaux nord-africains d’une autre puissance, Rome) ont marqué l’architecture de l’île, mais les traces puniques sont rares (Antas, Nora, Sirai…), encore enfouies ou effacées.

Après la sévérité pisane, un goût ibérique a laissé son empreinte surtout dans le nord-ouest, de façon moins constante et plus superficielle. Par comparaison avec l’imposante héraldique toscane, il s’agit d’une broderie plastique peu profonde. Ou bien c’est la coloration de céramiques incrustées, voire en revêtement de coupole (Oristano, Alghero), qui attire l’œil dans bien des cas.

En résulte une stratification d’influences surprenante, écho des six continents évoqués. La cathédrale Beata Maria Vergine Immacolata Concezione d’Alghero les rassemble dans une seule œuvre. D’un côté on trouve un pronaos néo-classique digne de Saint-Pétersbourg, de l’autre un gothique brutal que pouvaient affectionner des conquistadors. Rien à voir avec la conception nordique de menus détails tectoniques, mais une masse lugubre impressionnante. L’intérieur témoigne par contre d’un rejet total de cette esthétique-là, à l’occasion d’un agrandissement passé. Un tohu-bohu déchirant de goûts, rarement vu ailleurs, qui semble menacer la cohésion statique de l’édifice. Pourtant, entre le simili-Canova et la beauté ligure de retables trompe-l’œil en bois peint, on est parfaitement dans le rassemblement cosmopolite.

Ce qui sied à merveille dans un port historique comme Alghero.

Les intérieurs d’églises paroissiales, quand on peut les visiter, témoignent davantage de foi que de goût, et il est juste que ce soit ainsi. Principe de Loos : faire confiance au paysan simple qui sait mieux ce qui lui convient que nous autres bourgeois prétendument instruits.

Il est vraiment émouvant de se rendre sur les lieux-dits de chapelles, souvent de construction et d’époque pisanes, bâties à une distance respectueuse de leurs préexistences nuragiques, avec qui elles entretiennent un rapport architectural dialectique. Elles ont rarement de clochers. Nous en avons trouvé à Perfugas[23] où l’église sanctuaire de San Giorgio (façade à la pierre rouge friable, et volume clos aux contreforts prononcés) se niche en contrebas d’une colline, vis-à-vis des ruines d’un nuraghe qui sombrent dans le champ d’en face. Atmosphère Piranèse, notamment parce qu’il n’y a personne, juste des architectures en milieu champêtre qui témoignent d’efforts humains monumentaux.

 A y penser, l’Italie du Grand Tour du dix-huitième, qu’ont connue les Adam et bien d’autres, devait ressembler à ces endroits déserts, avant que la prospérité ultérieure ne les engloutisse pour de bon en bourgs périurbains.

Hormis rare exception, la Sardaigne en est sauve.

Une relation analogue se trouve dans un autre Santu Antine[24], lieudit au sud de Torralba[25]. Nostra Signora di Cabu, chapelle contrefortée aussi, domine une falaise escarpée, à cent mètres à peine d’un magnifique nuraghe[26], peut-être le mieux conservé de la Sardaigne.

Etonnante révélation grandeur nature : le clair et l’obscur alternés des pierres dressées trouvent leurs homologues vivants dans la juxtaposition de bétail blanc et noir, attroupé à l’ombre de la chapelle. On saisit là l’ire de Laban, la ruse de Jacob, séparant les animaux tachetés du troupeau, pour les faire siens. L’ébranlement de l’ordre naturel perçu, le métissage désordonné que ce phénomène inédit devait représenter pour son tyran d’oncle latifundista[27].

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Nuraghe Sa domo de su Re (à gauche) et Nostra Signora di Cabu à Santu Antine, le 22 juillet 2019

Pour bien comprendre par quoi pouvait passer l’inventivité des maîtres bâtisseurs sardes, dans une tradition affermie et cernée de motifs reconnaissables, nous comparons des églises pisanes, notant leurs marques de distinction.

Leur rectitude verticale merveilleuse, repère dans le paysage, est souvent accentuée par une collocation sur des buttes naturelles. Tel est le cas de San Nicola à Ottana, d’un aplomb très peu ligure, car volumétrique, et non frontal. Comme Nostra Signora di Cabu, Santa Maria della Concezione à Perfugas[28] oriente son abside vers la plaine, au soleil levant. Dotée d’un portail cubique à damier, exceptionnel. Lutyens ! s’était exclamée mon amie.

Quasiment toutes ces églises sont des églises fortes, avec une fenestration réduite au minimum, typiquement en partie haute et trop petite pour y passer un corps. Il en résulte une fraîcheur intérieure et une ambiance sombre impressionnante, primordiale en vertu de l’appel à tous les sens du corps sollicités. Celle-ci est une architecture qui s’écoute, se palpe, se sent, et se laisse caresser du regard, dans l’intimité de la communion.

On comparerait volontiers la Santissima Trinità di Saccargia à Codrongianus[29], complexe abbatial, dont ne subsistent que l’église, son magnifique campanile et des fragments d’enceinte, avec la cathédrale bénédictine San Pietro di Sorres (Torralba), plus au Sud, d’une austérité bien diverse.

L’une est de survie pure et simple, l’autre relève d’un ascétisme au fond hédoniste.        

Dans l’une (San Pietro) on retrouve le format basilical à nefs principale et latérales. Dans l’autre un prisme étroit se révèle l’extension en nef caverneuse (aux proportions d’une cella de temple grec) d’un plan carré orthodoxe gréco-byzantin, protéiforme et sublimé. La face intérieure de l’abside est d’ailleurs ornée de fresques à la manière byzantine, avec une forte prépondérance de fonds noirs.

Devant l’une (Saccargia) on retrouve encore le désormais rarissime narthex, typique des églises romanes. Devant l’autre, le parvis témoigne de l’importante congrégation périodique que suscite encore aujourd’hui ce haut-lieu sacré.

Comme pour les chapelles précitées, l’assise des pierres de construction est pour la plupart dressée de façon régulière, point précieuse, alternant par endroits le matériau foncé et le matériau clair, leitmotiv bien connu de l’architecture pisane. Est particulièrement frappante l’habitude de situer une meurtrière(feritoia [30]) dans l’axe de l’abside, derrière l’autel. D’antan, masquant la puanteur d’une congrégation bergère, la fumée d’encens s’illuminait à contre-jour par elle.

Abside de San Pietro di Sorres, le 22 juillet 2019

D’où l’avancée sanitaire majeure de cette architecture par rapport aux basiliques byzantines accroupies dans le littoral, telles San Giovanni in Sinis[31], ou San Efisio[32]. Pour que la paternité orthodoxe de telles oeuvres parvienne aux narines, et que le bagage culturel des visiteurs se mette à sautiller dans leur cerveau, on brûlerait à dessein un peu d’encens dans ces lieux. Ce serait un projet d’Architecture discrète et valable.

A San Pietro di Sorres, niche et meurtrière absidales sont ornées d’une composition stéréotomique abstraite. Avec notre culture picturale du XXe siècle, nous les voyons forcément d’un regard inattendu pour leurs auteurs. Mais Braque, Mackintosh, Nicholson (qui a passablement travaillé le motif pisan dans son œuvre), Soulages, Valloton et bien d’autres plasticiens modernes admireraient une telle candeur désinhibée.

On ne peut prétendre que cette liberté formelle s’exerçait au hasard. Plutôt, sa position axiale derrière l’autel soulignerait une maxime épistolaire : là où est l’Esprit du Seigneur il y a liberté[33].Inventive notamment. Louange pure en blanc et noir, pierre par pierre.

Ainsi le jeu chiaroscuro intense atteint le niveau de métaphore.

On peut lire la construction des églises pisanes, et leurs différentes manières de composer avec le matériau disponible – parfois une proportion bien plus élevée de pierres foncées que claires ou l’inverse – comme une volonté d’équivalence et d’équilibre qui reflète l’ordre social, malgré des inégalités objectives.

Les pierres noires prennent appui sur les pierres blanches et vice-versa.

Il y a stratification – irrégulière certes, point dogmatique – mais aucune pierre n’est plus importante qu’une autre (égalité devant Dieu et le sort commun). Il y a interdépendance. A Saccargia, ce jeu d’imbrication est rehaussé par les nervures alternées en pierre rouge qui soulignent la croisée des voûtes. Symboles de la Croix et du rouge-sang du Christ à jamais inscrits dans la matière, ineffaçables. L’équivalent, en matière laudative, aux pierres taillées de l’abside à San Pietro ; en écho à quelque verset biblique, tel s’ils se taisent, les pierres crieront[34]ou tout est de Lui, par Lui et pour Lui[35]. La métaphore du sacrifice du Sauveur, clef de voûte d’une Création déchue, mais rédimée, n’aura échappé à personne dans la congrégation qui pouvait prendre refuge à Saccargia par temps de troubles.

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Santissima Trinità di Saccargia, le 22 juillet 2019

Le blanc et le noir sont aussi les deux tons de sa bertula, le tissu dont le Sarde confectionne sa bisaccia, la sacoche à deux poches dont il charge sa monture. Il semble néanmoins rehaussé de couleurs, par l’effet cinétique de son tissage serré.

Telle est l’austère esthétique sarde, d’une sophistication économe, qui forge le respect. Fin fruit d’effort et de simplification, elle se manifeste de maintes manières, dans la culture des champs aussi. Alors que la monoculture domine presque partout ailleurs, sur l’île d’énormes parcelles de paysage accidenté témoignent d’une hygiène agraire et culturelle équilibrée. Des chênes lièges parsèment des pâturages offrant de l’ombre au bétail qui y paît.

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San Giovanni in Sinis, le 19 juillet 2019

La constance de cet artifice, car c’en est bien un, est égale à celle de sa bertula, dessein consensuel dont chacun peut se prévaloir, et qui forme la toile de fond d’éventuels signes distinctifs d’appartenance, discrets. Ce n’est donc pas un tissu au patron celtique (plaid pour kilt…) qui affirmerait une identité clanique. Et pour cause, les Sardes sont un peuple maintes fois envahi, maintes fois opprimé, et se congrègent volontiers, aujourd’hui encore, dans les sagre.

Dans ce paysage, l’individu s’estompe en présence de la multitude. Il s’agit bien entendu d’un principe qui régit tout habit traditionnel, toute coutume, toute intervention dans la Nature et jusque-là toute Architecture reconnaissable comme telle.

Encore un but qu’il plaît à mon amie de poursuivre, parce que nous ne sommes finalement pas de la Tendance[36] qui feint d’abstraire une tradition, distillée aux dépens de contextes temporels et matériels précis ; pas plus que friands d’œuvres d’archi-star dont les interventions, peu sympathiques à ces choses, trahissent l’esprit d’une localité même[37].

Dans ces derniers lieux de congrégation alternatifs, d’une culture utopique typée (de nulle part, en effet), on ne vient pas pour renouer avec ses congénères palpitants de vie et de volonté, mais avec des œuvres figées, telles des idoles. L’autre qu’on y rencontre est l’image de soi qu’on manipule à merci, à coup de selfies galactiques.

C’est finalement par de pareils mécanismes que le lieu τυπος (typos) vient à nier le τοπος (topos). Tarkovsky le montre, le seul véritable lieu sacré qui perdure est dans notre âme. Triste destinée pour l’Architecture, valable motif de combattre l’affreux système qu’ont conçu, désin-formation-continue aidant, aussi ceux qui se déclarent Architectes.

                                               CS, Paris, le 21 octobre 2019 (corrigé le 22 novembre 2019)

        Remerciements à CD, ES, HF, GM

[1]   Tout respect dû à la langue française, il est parfois préférable de donner certains mots dans une langue d’origine, car il s’agit de transposer (par la non-traduction) la distance, par rapport à une tradition ‘autre’ que revêtent certains aspects des œuvres citées.

[2]   Provincia di Oristano.L’influence maure s’y détecte, même loin de la côte.

[3]   En Italie notamment, lieu de culte catholique romain situé en dehors des centres urbains qui sert principalement aux grands rassemblements religieux ou ancestraux.

[4]   Enceinte 16e siècle remarquable, à l’indéniable influence espagnole.

[5]   Un propos de ce genre m’a valu la risée, au Conseil Européen des Architectes à Bruxelles (c. 2005, UEdes 28), parmi ceux qui cherchaient une définition consensuelle (pour la Commission Européenne) de ce qu’est l’Architecte, nonobstant nos spécificités et divergences nationales. J’ai donc rédigé un questionnaire de concertation à diffuser.

[6]   Provincia di Sassari, peu distant de Porto Torres.

[7]   Env. 4000 av. J-C, vieille de 6000 ans.

[8]   Deutéronome 32 :35.

[9]   Raum, en allemand, rend mieux le double sens volumineux et clos d’un tel espace.

[10] Villa S. Antonio, Provincia di Oristano. Datation incertaine, env. 5000 à 4000 ans av. J-C.

[11] Samuel n’avait-t-il pas sévèrement repris Saül pour un tel délit ? 1 Samuel 15 :14.

[12] Un mariage célébré à San Efisio, lieu de culte christique depuis le IVe siècle, l’illustre.

[13]   1500 à 1000 ans avant Jésus-Christ. Vieilles donc d’environ 3500 ans.

[14] Plus de deux mille, sur tout le territoire de la Sardaigne.

[15] En témoignent des maquettes antiques conservées au Musée Archéologique, Cagliari.

[16] Averlino, dit Il Filarete (1400-1469), était bâtisseur toscan et architecte militaire, à l’œuvre onirique ambitieuse, notamment pour les Visconti à Milan.

[17] Rossi employait le cône tronqué, élément central des constructions nuragiques, en de multiples projets, dont son projet de concours pour l’hôtel de ville de Muggiò, Lombardie.

[18] Nous avons visité Santa Cristina (env. 1100 av. J-C.) et Predio Canopoli à Perfugas, où –privilège du métier – un ami confrère d’Oristano (GM) avait découvert, dans une fouille quelques jours auparavant, l’image en bas relief d’un petit animal….

[19] Comparons à la pyramide de Kheops, vieille de presque 4600 ans.

[20] 1500 à 1200 av. J-C, site vieux d’environ 3500 ans.

[21] Volume creux, « femelle » en argot technique, à plan circulaire et coupe parabolique.

[22] Lévitique 18 révèle les pratiques incestueuses d’époque, proscrites pour les Israelites.

[23] Provincia di Sassari. (Se prononce Pérfugas.)

[24] On détecte l’attachement ancestral à Byzance dans la vénération de saint Constantin.

[25] Provincia di Sassari.

[26] Sa domo de su Re, la maison du roi.

[27] Au Brésil, propriétaire terrien, notamment très réfractaire au partage des terres.

[28] Provincia di Sassari. Localement : Santa Maria de Foras. Consécration en 1160.

[29] Provincia di Sassari. Consécration en 1116.

[30] La traduction française ne transpose guère la notion de blessure subie, inhérente à l’étymologie du mot italien, mais plutôt son contraire, volonté offensive.

[31] Tharros, Provincia di Oristano. Nefs  remodelées au 11e siècle.

[32] Nora (Pula), Provincia di Cagliari. Nefs remodelées après 1089.

[33] 2 Cor. 3.17.

[34] Luc 19:40.

[35] Romains 11:36.

[36] Ce mot désigne en Italie (Tendenza) une nébuleuse locale de l’architecture (terreur des zévistes depuis les années 70) où nous avions nous-mêmes ‘fait nos armes’.

[37] Tels les divers auteurs de la Fondazione Nivola à Orani (NU).

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